Au jardin des baisers volés
Notre jardin resurgit dans ma vie sans
raison particulière ni préavis. C'était par un après midi
d'automne. Jeanne avait amené les petites à la danse et je m'étais
mis à lire sur la terrasse. Même si mes yeux suivaient
scrupuleusement les lignes dactylographiées, mon esprit avait
commencé à voyager, à rebondir de réflexion en réflexion, de
souvenir en souvenir. Et puis, comme un éclair, tout m'est revenu en
mémoire. Les ronces qui nous écorchaient les chevilles, le lierre
sur lequel nous prenions appui, le parfum des roses qui poussaient
librement et le goût des fraises sauvages... Si je m'y suis acharné
plusieurs années durant, le temps, lui, n'a pas tout effacé.
Avant d'avoir pu me rendre compte de ce
que je faisais, j'avais posé mon livre sur la table, traversé ma
grande maison vide, enfilé ma veste, verrouillé la porte et quitté
l'impasse où j'habite. Je me suis engagé dans la rue des Glycines,
cette rue que je connais si bien. Cette rue où j'ai grandis. Où
nous avons grandi.
J'avais la ferme conviction de devoir y
retourner, pénétrer de nouveau dans ce jardin que nous seuls
connaissions. Et toi, où que tu sois, t'en souviens-tu? Nous
l'avions appelé « le jardin des baisers volés ».
Après quelques minutes de marche, je
passais devant notre ancienne école. Au coin de la rue, la
confiserie où nous avons dépensé presque tout notre argent de
poche. Tout près, la bibliothèque, où nous allions régulièrement
lire des bandes dessinées. Plus loin, à droite, le chemin de terre
où nous faisions du vélo. Comment ai-je pu oublier dans cette ville
où tout, absolument tout, me rappelle mon enfance. Où tout me
rappelle ton visage. Peut-être pour ne pas me rendre compte que je
me suis trompé. Peut-être pour étouffer ce sentiment que je ne vis
pas la vie que je devrais vivre.
Encore quelques minutes et elle était
en vue. La maison abandonnée. Je ne me souvenais pas qu'elle n'était
qu'à un quart d'heure de chez moi. Elle m'a toujours semblé si
loin.
Personne ne l'avait habité depuis si
longtemps. Elle était déjà délabrée quand nous étions gamins.
Elle trônait au bout d'une allée que plus personne n'empruntait. Je
pris le sentier que nous avions tracé, sur la gauche de la façade.
Je m'enfonçais dans les arbustes pour finalement arriver au mur
couvert de lierre. A son pied, toujours fidèle à la tâche, le
rondin de bois que nous utilisions pour grimper. C'était moi qui
avais découvert ce passage, et je m'étonnais que personne ne l'ait
fait plus tôt.
Avec plus de difficulté qu'à
l'époque, j'escaladais à nouveau le mur d'enceinte, qui gardait
notre forteresse. De l'autre côté, les ronces m'attendaient à la
réception. Sans doute étaient elles contentes de me revoir, car
elle m'écorchèrent les chevilles quand j'essayais de m'en dégager.
Quand je levai la tête, je n'en cru
pas mes yeux. Notre havre avait à peine changé, tu aurais du voir
ça. A l'exception de la végétation, plus dense, tout était à sa
place. Il ne manquait que toi.
Où que tu sois, à quoi ressemble ta
vie? As tu fait les mêmes choix que moi? As tu fait les mêmes
erreurs que moi? Tu as quitté ma vie si brutalement...
De l'école primaire à nos dix-sept
ans, nous ne nous étions jamais séparés. Et puis, c'est arrivé.
Ça s'est su. Mes parents se sont indignés, les tiens ont pris peur.
Debout, dans ce jardin, plus de 20 ans après, j'étais sûr que le
sol se souvenait encore des larmes que j'avais versées le jour où
tes parents t'ont envoyé vivre au loin.
On m'a assuré que c'était une
passade. Un amour d'adolescent. J'en ai beaucoup voulu à mes
parents. Et pourtant, ils ont réussi. Ils mes les ont inculqués,
leur principes. Aujourd'hui, il ne me reste plus de colère, ce
serait vain. Il ne me reste que des regrets. Des souvenirs, aussi. Le
souvenir de ton nom. Le souvenir de ton visage. Celui du goût de tes
lèvres et de la douceur de ta peau. Et, malgré tout, gravé au fer
rouge, les injures que mon père m'avait lancées ce jour là. Il
avait peut-être raison, après tout. Un homme avec un homme, quelle
drôle d'idée...
Le pourquoi du comment : J'ai écrit cette nouvelle il y a déjà plusieurs mois, avec pour but de l'envoyer à un concours. Le thème imposé était : Jardin secret. Les candidats étaient censés être prévenus des résultats en septembre. Malgré l'envoi d'un mail, je n'ai eu aucune réponse ni aucune indication sur les résultats. Tant pis. En tout cas, c'est avec plaisir que je la partage ici aujourd'hui, histoire d'avoir quelques réactions. Je choisis d'ailleurs bien mon moment, je n'avais pas pensé en l'écrivant qu'elle s'inscrirait plus ou moins dans un débat d'actualité.