Jardins
Tout a commencé avec un jardin. Il
était tout petit. Minuscule. À peine la taille d'un square de
quartier. Mais pour moi, il avait la taille d'un continent entier. Il
n'était pas très beau, non plus. Quelques arbres, quelques
buissons, un parterre de fleurs piétinées par une horde d'enfants
négligeant. Mais, pour moi, il était une jungle à la nature
luxuriante. Il était entouré de murs couverts d'horribles dessins
ton pastel, et des toboggans aux couleurs criardes s'alignaient sans
sembler chercher une once d'harmonie. Mais, pour moi, ils brillaient
plus que n'importe quel joyau. J'y passais un temps fou. Je sautais
dans les flaques, je grimpais aux arbres, je courais, je criais, je
riais... Tout était simple, alors. Je ne cherchais rien, je ne
voulais rien. Rien que courir, sauter, rire et crier.
Puis, il y a eu le jardin qui bordait
la faculté. Il était à moitié en friche. Les buissons poussaient
n'importe où. Les arbres y étaient clairsemés. Les bancs y
manquaient sérieusement d’entretien. Mais les fleurs y semblaient
libres. Elles sortaient de tous côtés, ponctuant sporadiquement le
paysage de touches multicolores. J'aimais ce désordre. Du moins, je
croyais l'aimer. Je ne me rendais pas compte, alors, que ce que je
voyais n'avait rien à voir avec le désordre.
Les chemins étaient à moitié
couverts de terre, et on ne pouvais jamais discerner clairement vers
quelle direction ils partaient. Nous les arpentions alors, quelques
amis et moi, cheveux au vent, en discutant du monde, d'amour et de
poésie.
Il y a eu le jardin par lequel je
passais pour aller travailler. De celui-ci, je ne garde que peu de
souvenirs. Lorsque je ne regardais pas ma montre, je regardais mes
pieds. Je me souviens que le chemin était couvert de gravillons.
Parfois, l'un d'entre eux se glissait habilement dans une de mes
chaussures. Mais, pour ne pas prendre le risque d'être en retard,
j'attendais le retour chez moi pour l'en déloger. Je me souviens que
les gens jetaient plus facilement leurs détritus par terre que dans
les poubelles. Ils jonchaient le sol, à la vue de tous. En été,
les restes de repas éparpillés négligemment dégageaient une odeur
désagréable. Mais personne ne semblait jamais les remarquer.
Peut-être avions nous tous peur d'être en retard.
Il y a eu un jardin d'enfants, aussi.
Un autre. Tout aussi minuscule que celui que je fréquentais étant
gamin. Et il me semblait encore plus petit qu'il ne l'était
vraiment. Je n'y sautais pas dans les flaques. Je n'y grimpais pas
aux arbres. Je n'y courais pas. Je n'y criais que pour de mauvaises
raisons et je n'y riais que très rarement. Le plus souvent, je
restais assis, lisant le journal, et je priais pour que le temps
passe le plus vite possible. J'y ai tout de même passé quelques
bons moments. Parfois, mon fils, me harcelait assez longtemps pour
que je pose mon journal et que j'aille jouer avec lui. D'autres fois,
je le regardais, tout simplement, courir, sauter, crier et sauter. Et
je souriais.
Il y a eu mon potager. Il ne faisait
que quelques mètres carrés, mais, les jours de soleil, il faisait
briller ma petite maison de banlieue. Les légumes s'y alignaient
parfaitement, par ordre alphabétique. Je mettais un point d'honneur
à ce qu'il soit le plus carré et le plus rangé possible. Ça ne
m'a jamais vraiment rendu heureux, mais j'aimais y passer du temps.
Je crois qu'en fait, c'était surtout pour épater mes voisins, les
jours de barbecue. C'était un peu ma vitrine. Ma fierté. J'y ai
passé tellement de temps que je ne voyais pas le reste de mon carré
de pelouse se faire envahir par les mauvaises herbes. Quand je jetais
un œil au jardin, je ne les remarquaient même pas. Et pourtant,
elles gagnaient du terrain de saison en saison. Comme si elles
voulaient reprendre leurs droits. C'est peut-être pour ça, au fond,
que je ne voulais pas les voir. Je savais qu'elles étaient dans leur
droit.
Puis, il y a eu le jardin de la maison
de retraite. Lui aussi était bien rangé. Bien ordonné. Il fallait
nous donner une impression de calme et de sérénité. Et, allez
savoir pourquoi, c'est par l'ordre et l’aseptisation qu'ils ont
voulu l'illustrer. Mais je n'étais plus dupe. J'aimais beaucoup m'y
balader, malgré tout. D'abord avec de la famille. Puis, tout seul. À
la fin, je ne pouvais même plus sortir. Je le regardais, de ma
fenêtre. Paisible et multicolore. Parfois, j'avais l'impression
qu'il me narguait. Mais plus le temps passait, plus je reconnaissais
que c'était de bonne guerre. Tout ce qui m'avait animé depuis un
temps qui me semblait une éternité commençait peu à peu à
s'évanouir. La colère, la peur, la cupidité, les regrets... Tous
les masques tombaient l'un après l'autre. Je revenais à
l'essentiel. J'aurais aimé, alors, pouvoir courir à nouveau dans un
parc.
Il est logique que tout finisse avec un
jardin. Funéraire, certes, mais un jardin est toujours beaucoup plus
vivant qu'on ne le croit. On vient fleurir ma tombe de temps en
temps. Comme pour me faire croire que mon souvenir est toujours
vivant. Je sais qu'ils m'ont oublié. Et je ne leur en veux pas.
C'est l'ordre des choses. J'ai une très belle vue su un petit coin
de nature, de là où je suis. Je regarde les fleurs fleurir et
faner. Je regarde les feuilles tomber et réapparaître sur les
arbres. Je regarde les oiseaux s'enfuir à l'automne et revenir au
printemps. Tout est simple, maintenant.
Le jardin n'est pas très bien
entretenu. Parfois, il donne presque l'impression d'être abandonné.
Personne n'y passe jamais. Ou, quand ils passent, ils n'y restent pas
bien longtemps. Les gens n'aiment pas rester dans ce genre d'endroit.
Ils viennent déposer leurs fleurs et s'en vont. Personne ne semble
vouloir poser le regard sur ce coin de verdure. Mais pour moi, il est
le seul horizon. Et c'est là qu'est la plénitude, je pense. Pas
dans l'ordre surfait et le contrôle absolu. Pas dans la course ou
l'attente. Dans la contemplation. Les jardins ont poussé partout
dans ma vie. Ils ont supporté de mes premiers pas à mes derniers.
Et, pourtant, j'ai l'impression d'en regarder un pour la première
fois.